Une
journée Auteur : Jean-Denis
Carretero, 1998 Je suis ingénieur
système, je sais je ne devrais pas m'en vanter.
Lorsqu'on me demande quel est mon métier il m'arrive
de plus en plus souvent de répondre "je suis dans
l'informatique". Cette vague formulation a au moins le
mérite de m'éviter la lueur de haine
méprisante qui apparaît instantanément
dans l'oeil de l'interlocuteur le mieux disposé au
simple énoncé de mes coupables occupations. Je
suis lâche. La prochaine fois je répondrai
tueur à gages, le relâchement des moeurs
étant ce qu'il est, cela devrait moins
choquer. C'est un métier
gratifiant à bien des points de vue, c'est
vraisemblablement le seul où le néophyte
total, celui qui vient d'ouvrir son premier carton
d'ordinateur se sent en mesure de vous expliquer votre
métier dans le quart d'heure qui suit le montage de
sa bécane. A ma connaissance conduire
une voiture ne transforme personne en mécanicien, pas
plus que raboter une porte ne fait de vous un
ébéniste, mais taper sur un clavier fait de
tout un chacun un informaticien. On n'arrête pas le
progrès. N'allez surtout pas croire
que je veux garder pour moi les clés du savoir et en
tenir éloigné le vulgum. Que je regrette le
temps ou les ingénieurs système
détenaient le pouvoir abrités derrière
leurs incantations absconses. Que nenni. Bien au contraire,
étant d'un naturel assez paresseux, pour ne pas dire
d'une fainéantise crasse, je préfére de
très loin un utilisateur qui se débrouille
sans moi. Mais je reste persuadé qu'informaticien
c'est aussi un métier. Par contre je regrette
-parfois- le temps où le métier consistait
à surveiller un Vax, ceux qui ont connu cela savent
à quel point c'était reposant, ou alors
à rebooter une station Unix tous les trente six du
mois pour justifier son existence. Avec l'arrivée des PC
et surtout de Windows nous sommes entrés de
plain-pied dans ce que l'on pourrait appeler l'ère du
Chapelier Fou, c'est à dire l'irruption de
l'irrationnel dans ce qu'il a de plus poétique et de
moins maîtrisable au beau milieu d'un monde jusque
là bien tenu. En vertu d'un darwinisme
élémentaire il a bien fallu s'adapter.
Aujourd'hui être IS dans le monde merveilleux de
PetitMou, c'est être un hybride monstrueux, un
mélange aussi subtil qu'indéfinissable de
chaman, de Ménie Grégoire, de
Dédé la Bricole, de Bobologue, de charlatan et
de psychopathe. Je ne remercierai jamais
assez Bill Gates pour avoir transformé un
métier relativement terne et basé sur une
approche bêtement technique et rigoureuse des faits,
en challenge quotidien, nécessitant une remise en
question permanente à l'échelle du quart
d'heure. Quoi de plus stimulant sinon
de savoir que résoudre un problème ne viendra
en aucune façon enrichir ce qu'il est convenu
d'appeler l'expérience, puisque le même
problème nécessitera lorsqu'il se posera
à nouveau une solution radicalement
différente. On évite ainsi la sclérose
intellectuelle consécutive aux automatismes.
Résoudre un
problème nécessite une imagination à
côté de laquelle le récit d'un trip sous
champignons hallucinogènes pourrait passer pour le
compte-rendu de l'assemblée générale
des actionnaires de la Sociéte Nouvelle des
Aciéries Mouchabeuf. Le cartésianisme n'est
pas un atout mais un grave handicap vous empêchant
d'aborder les hypothèses les plus farfelues. Et il
faut bien cela quand après avoir
éliminé les causes raisonnables de
dysfonctionnement vous êtes amené à
envisager le reste, qui se situe généralement
tout de suite entre les histoires de petit lutin et la
quatrième dimension. La seule chose que je me refuse
encore à pratiquer c'est l'imposition des mains et le
voyage à Lourdes, plus par réaction de
mécréant que par doute quant à
l'efficacité des méthodes en question. je sens
qu'avec l'arrivée de Windows 2000 il va me falloir
opérer une révision déchirante quant
à mes convictions profondes. Quand je pense que certains
recherchent les paradis artificiels, et que l'on me paye
pour être en état perpétuel
d'hallucination. La vie est bien injuste, allez. Tout cela serait finalement
bien monotone s'il n'y avait l'utilisateur, car il existe
l'utilisateur, c'est vous et moi. Victime d'une intoxication
à l'échelle planétaire, d'un
gigantesque et collectif lavage de cerveau il s'imagine
qu'il va pouvoir tirer quelque chose de sa bécane,
être productif, voire même dans les cas les plus
graves envisager un retour sur investissement. Aujourd'hui l'utilisateur
perverti par des slogans pernicieux du style
"Jusqu'où irez vous ?" exige que ça marche, et
c'est bien là où tout se gâte, le
décalage entre cette légitime attente et ce
que l'illuminé de Redmond est capable d'apporter me
déprime. "Jusqu'où irez vous ?",
jusqu'à l'asile le plus proche sans doute.
Comment voulez vous qu'un
truc qui est à un système d'exploitation ce
que Mireille Mathieu est à Edith Piaf, ce bricolage
improbable écrit avec les pieds par une nuée
de pervers schizoïdes puisse fonctionner. Le mensonge le plus grossier
colporté par les sectateurs microsoftiens est celui
selon lequel un PC convenablement équipé de
l'inénarrable Windows et du fourbi Office dont j'ai
oublié le millésime car il change en
permanence, fonctionnerait seul et sans assistance.
Le récit d'une
journée ordinaire au royaume du Chapelier Fou
contredit quelque peu cette idyllique vision du meilleur des
mondes possible. Ce doit être une question de
numéro de version, sans doute. Mardi 8 heures Le calme avant la
tempête, je peux l'esprit en repos me consacrer
à un projet qui me tient à coeur;
émuler une calculette quatre opérations sur un
Vax de la série 8000. Je tenterai l'inverse
dès que j'aurai mené à bien cette
partie. Mardi 9 heures Un premier coup de
téléphone laconique, "Tu peux venir jeter un
coup d'oeil, mon PC est bloqué". Sous cette apparence
anodine peut se dissimuler le cauchemar le plus absolu, les
raisons qui peuvent amener un PC à se bloquer sont
légions, la première étant d'appuyer
sur le bouton marche. Je suis d'autant plus inquiet que mon
client est un dingue de la vitesse. C'est un peu
l'équivalent du chauffard, il parle de bus AGP
là oô les autres parlent de carburateur double
corps, mais la démarche est la même, aller le
plus vite possible en semant la terreur sur son passage.
Profitant d'un instant d'égarement de son chef de
service il a réussi à se faire payer le
dernier Pentium à 450 Mhz, ce qui lui permet de
gagner cinq secondes sur la mise en page de sa feuille de
calcul. C'est comme on le voit une avancée
considérable à la mesure de l'investissement
consenti. Je le trouve un peu déprimé car on
annonce déjà le Pentium à 600 Mhz ou
plus et il contemple avec amertume ce qu'il considère
déjà comme l'équivalent d'une caisse
à savon. J'essaye de le
réconforter en lui disant qu'avec la bête qu'il
possède il devrait éviter d'ouvrir deux
fenêtres en même temps pour ne pas faire de
courants d'air. Une boutade bien innocente, c'est le
côté Ménie Grégoire de la
profession, mais je sens bien qu'il n'y croit pas. Les
grandes douleurs sont souvent au delà des
mots. Mais revenons à nos
moutons, PC bloqué. Effectivement passé le
démarrage tout ce que nous obtenons c'est un sablier
désespérément figé. Je suis
tenté de répondre que c'est parfait pour faire
des oeufs à la coque mais quelque chose dans son air
égaré me dit que je ferais aussi bien de me
taire. C'est alors que j'envisage du coin de l'oeil un
CD-ROM offert par PC truc "Mesurez les performances de votre
PC", eh oui ça ne sert à rien d'aller vite
encore faut-il pouvoir l'exprimer en Business Graphics,
WinMark 98, High End Disk WinMark 98 et autres CPUMark32,
c'est requis pour humilier à l'heure du café
les ploucs avec leurs Pentium 133. Je lui demande si par le
plus grand des hasards il n'aurait pas monté ce truc
là sur sa machine. Je connais la réponse. Il
est d'ailleurs mentionné en tout petit sur le CD que
l'installation de cette suite de tests devrait être
effectuée sur une machine quasi vierge et pas sur un
système normalement opérationnel, "cela
pouvant provoquer des dysfonctionnements". Des
"dysfonctionnements", tu l'as dit bouffi. Diagnostic; je
t'envoie quelqu'un pour te remettre un système
d'équerre celui-ci étant parti en
villégiature à la campagne, pour une
durée indéterminée. Rendez-vous est
pris pour la parution du prochain CD de tests de PC machin.
Au suivant. Mardi 10 heures Juste le temps de constater
le plantage d'un serveur NT. Quelqu'un a vraisemblablement
éternué devant, c'est très sensible
comme système. Bon, reset, redémarrage, la
routine quoi. Deuxième coup de
téléphone "Tu n'aurais pas cinq minutes des
fois, il se passe parfois des choses curieuses sur ma
machine". Connaissant mon correspondant la seule chose
curieuse dans tout cela c'est le parfois, il est
stupéfiant que ce ne soit pas toujours. C'est qu'il s'agit de la
variété dite de "l'esthète taquin",
épouvanté par l'uniformité il a
installé sur sa machine tous les thèmes
possibles, le pointeur de souris est un calamar, le sablier
une horloge Comtoise, l'économiseur d'écran
qui se déclenche toutes les minutes est un jeu de
baston intergalactique avec force sifflements et explosions.
Car il a bien évidemment une carte son. C'est indispensable pour
reproduire le rire de Johny Hallyday selon les Guignols de
l'info, rire qui accompagne les messages d'avertissement.
Tout cela est un peu perturbant. Ayant de surcroît
accès à l'Internet il a
récupéré et installé tous les
sharewares possibles, il n'y a plus aucune piéce
d'origine sur sa machine, il a tout remplacé et il
est seul à pouvoir s'en servir. Il est assez
surprenant qu'il ne soit obligé de rebooter sa
machine qu'une fois par heure. Je suis peut-être
injuste envers PetitMou. A l'intérieur de tout
grand logiciel il en existe plusieurs petits qui ne
demandent qu'à sortir, là c'est la grande
évasion, il suffit de coller l'oreille contre le
boîtier pour les entendre se carapater. Tout ce joli
monde doit se battre en permanence pour prendre le
contrôle du système. C'est un cas
désespéré. Je m'en sort lâchement
en lui disant d'aller récupérer sur
www.crap.com la dernière version de son
anti-virus/gestionnaire de fichiers/explorateur/compacteur-
/logiciel de sauvegarde/éditeur de textes/navigateur
internet, et me tire vite fait sans toucher à la
souris de peur de déclencher un Tchernobyl dans sa
machine. Au suivant. Mardi 11 heures De retour dans mon bureau je
constate le plantage d'un autre serveur NT, par
solidarité avec le premier sans doute. L'instinct
grégaire ou le début d'un mouvement de
revendications. A surveiller. Autre coup de
téléphone, en provenance d'une espèce
bien particulière, la variété qui se
shoote à la presse informatique, on ne dira jamais
assez les ravages que cela peut provoquer. Stratège
planétaire, il m'explique comment l'introduction de
Java dans les entreprises va révolutionner la
façon dont nous envisageons l'informatique. Comment
Sun va bouffer Microsoft à condition qu'Oracle
s'allie avec Apple et que Compaq ne vienne pas jouer les
trouble-fête. Il me prédit la mort prochaine
d'Intel victime de ses challengers, et écrasé
sous son gigantisme. Au bout d'un moment atterré par
toutes ces apocalypses à venir, je ne sais plus
très bien oô j'habite et c'est
légèrement comateux que je raccroche en
espèrant ardemment que tout cela voudra bien
patienter jusqu'à ma retraite. Mardi 13 heures Coup de
téléphone angoissée en provenance d'une
secrétaire, "Quand je lance mon Word avec un document
que j'ai tapé hier, j'ai le message suivant; cette
application va s'arrêter car elle a effectuée
une opération non conforme", je suis tenté de
lui répondre qu'il s'agit là d'un
fonctionnement normal de l'application, mais je m'abstiens.
Son désarroi est sincère et la perte de
plusieurs heures de travail ne porte pas à
rire. Bon en route vers de
nouvelles aventures. Cette charmante personne au demeurant,
appartient à la catégorie de ceux qui
considèrent l'introduction de l'informatique dans
leur quotidien comme une calamité. L'espèce de
truc ronronnant qu'on lui a posé sur son bureau est
pour elle, visiblement habité par un esprit hostile
et rebelle à toute collaboration avec le genre
humain. Elle a bien essayé de l'apprivoiser en le
banalisant, en installant un pot de fleurs sur le
boîtier et la photo de ses gosses sur l'écran,
mais rien n'y fait, habité d'une vie propre il
s'ingénie à lui pourrir l'existence.
Elle serait je crois
soulagée, si je suspendais des gousses d'ail et des
crucifix au plafond et apsergeait sa machine d'eau
bénite, c'est le côté chaman de la
profession. A la vingtième
tentative je réussis à charger son document
sans déclencher l'infâmant message de vacances
pour cause de non conformité des opérations
effectuées par l'application, il s'agissait d'un
tableau coupé par un saut de section, quelque chose
de tellement grave selon Microsoft que cela méritait
un plantage radical. Peut-être qu'une destruction
totale de la machine aurait été plus
appropriée, je les trouve un peu laxistes ces temps
ci. Problème corrigé. Au suivant. Mardi 15 heures De suivant il n'y en eu
point ce jour là, je terminais ma journée
tranquillement entre deux reboot de serveur NT, et mes
travaux sur la reconversion d'un Vax en calculette. J'en
étais à la soustraction. Je ne
désespérais pas d'arriver à la division
à l'horizon 2005. J'aurai certainement besoin de 512
mégas de mémoire vive supplémentaire
pour l'implémenter. C'est le directeur financier qui
va encore râler. C'est une certitude demain
amènera son nouveau lot de victimes. Si tous ces gens
savaient qu'au fond je ne maîtrise guère plus
qu'eux tout cela, que le métier est de bien peu de
secours quand Word ou Excel ou que sais-je se bauge
lamentablement, que le temps ou une entreprise vivait sur
des applications maisons est définitivement
révolu. Bah je fais comme si je
dominais, c'est ce qu'ils attendent de moi, c'est le
côté charlatan du métier. Et puis ils
ont au moins quelqu'un d'identifié à
engueuler. Quant à moi je
m'endors tous les soirs en rêvant aux tortures que je
ferai subir à Bill Gates s'il venait à me
tomber sous la main. C'est le côté psychopathe
du métier.
dans la vie d'un Ingénieur Système
ou Chronique de la
haine ordinaire
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